l’essentiel
L’un des meilleurs photographes du monde underground publie l’époustouflant tome 2 d’Igues & Crozes en Quercy (1). Des instantanés faits de calcaire, d’eau et d’êtres humains réunis dans un instant suspendu. Une idée cadeau de Noël originale pour comprendre ce qui se développe sous nos pieds.
Ce samedi 30 novembre 2024, Jean-François Fabriol, photographe et spéléologue, alias « Jeff », devait venir présenter son dernier travail à Bruniquel (Tarn-et-Garonne), dans le cadre d’une « Soirée des curieux » , organisé par La Mangrove.
La mort subite de Michel Soulier, président de ce club de passionnés, en a décidé autrement. Nous avions déjà réalisé l’interview de « Jeff », que nous publions aujourd’hui, en hommage à l’homme qui vient de disparaître.
Qui es-tu Jean-François Fabriol ?
J’ai 74 ans, professeur de maths à la retraite, j’habite dans le Lot, j’ai toujours fait des photos sous terre ! J’ai commencé à 13 ans avec l’appareil photo de mon père. J’ai pris mes premières vraies photos de grottes à Padirac en 1983. Comme tout le monde, j’ai appuyé sur le déclencheur, c’est tout. J’ai appris à utiliser des flashs asservis équipés de cellules photosensibles. En 1999, mon premier numérique. Donc ça change tout, oui et non. La véritable révolution a été la possibilité de contrôler les flashs à distance, ce qui donne une grande flexibilité dans la gestion de la lumière. Surtout, le numérique permet de multiplier le nombre de clichés et de faire progresser la photographie « in situ ». D’un point de vue artistique, la voix s’est encore élargie.
J’ai osé tout ce qui me passait par la tête et j’ai découvert des images fortes qui m’ont particulièrement séduit. On dit même de moi que je fais parler les grottes, que je montre les grottes telles qu’on ne les a jamais vues, que dans n’importe quel endroit souterrain je suis capable de prendre une photo extraordinaire. Ces gens exagèrent !
Prendre des photos dans des grottes représente un défi technique (obscurité, froid, humidité, géographie accidentée, etc.), sans parler des risques physiques, comment le surmonter ?
Vous le soulignez bien dans la formulation de la question mais j’inverserai les deux difficultés : pour surmonter le défi technique il faut être parfaitement autonome en progression souterraine pour se consacrer entièrement à la photographie. On commence donc par être spéléologue pour bien connaître le milieu avant de se lancer dans la photographie souterraine. Enfin, il ne faut pas le cacher, la photographie underground demande beaucoup de patience, de travail et une motivation à toute épreuve. Je n’ai pas appris la photographie dans des livres ou à l’école. C’est sur le terrain, appareil photo à la main, que j’ai cherché à capturer ce que je voyais et ressentais.
Sauf erreur, on ne voit pas grand-chose sous terre…
Mais non ! Sous terre, la liberté est totale, puisqu’il faut inventer la lumière. Je me suis donc inspiré de ce que je voyais à la lumière de nos lampes. Il y a quelques années, les lampes à acétylène produisaient une lumière chaude, qui permettait d’obtenir des images dans le style de celles réalisées avec des bougies. La puissance des lampes LED d’aujourd’hui m’a donné des idées pour gérer ce contre-jour qui donne de la profondeur et du relief aux images. C’est pour cela que mes photos sont souvent sombres, mais fortes, puissantes. Il n’est pas toujours nécessaire d’éclairer la totalité du champ photographié. Il me semble souvent qu’une seule Source de lumière mettra en valeur l’élément essentiel, et cela suffit à transmettre l’ambiance de l’exploration.
Peut-on parler du plaisir de la photographie ?
Le plaisir de la photographie, c’est d’inventer une image, de la déclencher et de découvrir le résultat. Le moment où la photo apparaît à l’écran est magique. Souvent on est proche de ce qu’on avait prévu et il faut encore peaufiner les réglages. Parfois, nous n’y parvenons pas et rien ne vient. Et parfois on découvre une image inattendue, imprévue, étonnante qui donne l’idée de continuer autrement, et là, je lance mon cri de guerre ! J’ai passé des heures et des heures à perfectionner les clichés. Le temps n’existe plus pour moi. La recherche d’une image porteuse d’un message prend le dessus et me fait oublier les conditions pénibles du tournage sous terre.
Vous êtes aussi un aventurier avec un appareil photo attaché au poignet, et un conférencier…
Ces quinze dernières années, j’ai voyagé une cinquantaine de fois, 10 fois en Chine, 5 fois en Haïti et au Mexique. Je suis aussi descendu 25 fois au fond du gouffre de Padirac ! Je connais bien la grotte Bruniquel chez toi. Quand je pars en expédition, ce qui compte pour moi, plus que les découvertes, c’est la vie de l’expédition, de l’équipe. Je ne prends pas de photos pour mon propre plaisir. Si une photo est réussie, elle doit circuler, être diffusée, partagée. Alors cet univers insolite qu’est le monde souterrain fréquenté par un très petit nombre d’individus, il faut le montrer, en parler et on utilise des photos pour cela.
Chaque fois que l’occasion se présente j’expose mes photos au public spéléo et non spéléologue. Mais ces photos n’existeraient pas sans l’aide précieuse et indispensable des assistants qui participeront en équipant les cavités, en portant le matériel, en plaçant les flashs, en jouant avec les modèles. La photographie souterraine est un travail d’équipe. Une bonne équipe motivée est un atout majeur pour des clichés réussis.
Entretenez-vous un intérêt pour les choses « de surface », diriez-vous que ces deux mondes s’ignorent ?
Lorsque je partais en expédition, je prenais beaucoup de photos du pays et de ses habitants. Ma dernière invention est une composition magique basée sur l’effet miroir : une « kalographie ». Cette création s’applique à n’importe quel objet, y compris les grottes, et c’est ainsi que je fais un lien entre les univers qui semblent s’opposer.
Parlez-nous de votre photothèque ?
Bien sûr, des dizaines de milliers de photos, bien au-delà des grottes. Pays, gens, curiosités. En 2022, j’ai publié « Unusual Planet », qui résumait, en quelque sorte, quinze années d’explorations souterraines. « Durant le premier confinement, je mettais en ligne une photo par jour sur ma page de réseau social, des photos de mes voyages, j’ai ensuite voulu organiser toutes ces photos, et ce qui a donné naissance à ce livre. Ici, je quitte le Quercy et explore le reste de la planète. C’est une ouverture sur le monde. C’est ce qu’il faut comprendre : les grottes, que la plupart d’entre nous ne voient jamais, font partie de notre monde.
(1) Igues & Crozes du Quercy, volume 2, from Finangraphic Éditions, €28
Un familier de Bruniquel
Ami proche (ils avaient aussi le même âge) de feu Michel Soulier, Jean-François Fabriol a participé à de nombreuses expéditions dans les profondeurs de la grotte de Bruniquel, se réjouissant de la fabuleuse découverte qui y a été faite : à 336 mètres de l’entrée. , les structures développées viennent d’être datées d’environ 176 500 ans. Cette découverte repousse considérablement la date des visites humaines dans les grottes, la plus ancienne preuve formelle datant jusqu’à présent d’il y a 38 000 ans (Chauvet).
Michel Soulier disait de son ami « Jeff » qu’il était « avant tout un spéléologue dans l’âme, quelqu’un qui aime le monde souterrain et le connaît bien. Ses photos ne nécessitent aucun crédit : la signature est là, authentique, vraie, comme celle d’une bonne bouteille qui reflète un terroir. C’est l’œuvre d’un artiste. La spécificité des grottes et des gouffres est noire, « plus que noire », froide, humide, épaisse.