Robert Devriendt joue ses partitions dans des installations successives qu’il déploie, en connaisseur de la cause, sur des murs blancs capables de leur donner des significations parfois centenaires de celles auxquelles le peintre avait pensé en peignant.
Peintures et poèmes avec la nature en filigrane
Le plus généralement, un thème générique les rassemble sous une même affiche : Fête solitaire dans ce cas à Baronian. Et Le script manquantce qui veut dire à la fois tout dire et ne rien dire ! Devriendt peint le mystère enfermé dans chaque décor et il s’y livre avec la joie du découvreur de fantasmes ou d’imbroglios. A chaque fois, il construit un petit théâtre qui joue à saute-mouton avec la ou les réalités d’un scénario qui lui traverse l’esprit.
Prenons comme exemples quelques-unes des séquences orchestrées pour ce feu d’artifice qui conclut 51 ans d’activités d’un galeriste – Albert Baronian – qui aura déployé son bout d’ingéniosité en exposant autour et à Bruxelles mais aussi dans le monde, sa passion car les arts (il en a d’autres) s’étant révélés très tôt, alors même qu’il perfectionnait ses études sociales et politiques à l’Université de Louvain. Voici ces quelques exemples : une femme agenouillée avec une corne de cerf à côté d’un arbre mort aux formes plus ou moins parallèles, mais de couleurs très différentes ; un visage féminin de profil, une lumière sur le cou, une chaussure dans un paysage éclairé de jaune, de rose, une voiture tous phares allumés sur une route de campagne ; une femme de face tandis que derrière elle se dresse une forêt de sapins dans la brume, la femme tenant une bassine remplie d’encens fumant ; une jeune femme sous un casque de motard, tandis qu’un homme se tient debout avec du bois mort dans les bras près d’une route faiblement éclairée, une bouteille de bière cassée accrochée à une veste rose flamboyante. C’est assez. C’est à peu près l’atmosphère des tableautins de Devriendt.
Quelque 35 tableaux, alignés ensemble ou séparément, découpent les murs accueillants d’une galerie qui en a vu d’autres et sait combien il peut être difficile de faire vivre une exposition aussi apparemment disparate. Nous étions présents alors que Robert Devriendt commençait à façonner, non pas un discours mais une série d’images chargées de se répondre, créant à tout le moins une complicité, une partie de ping-pong entre elles. Souriant, l’artiste reconnaît que ensoleillé et calme, ce jour de congé s’avère propice pour commander ses tableaux dans la sérénité d’une époque où rien n’est pressé.
La vague de sang qui menace notre Paradis
« La difficultéil nous a dit, c’est l’installation des pièces ensemble, car la galerie n’est pas l’atelier ! L’agencement des couleurs et des formes est un combat, une nécessité impérative dont il faut tenir compte ! Je pense que cela fait vingt ans que j’expose avec Baronian et le défi d’ajuster les pièces revient à chaque fois. C’est un défi !
« Mon studio est à Bruges, mais j’habite à la campagne et c’est une opportunité. De temps en temps, je dois poser les pinceaux, le tableau agissant sur moi, en moi, comme une obsession. C’est une passion irréductible aux slogans, aux soumissions Et je peins à l’huile pour la profondeur qu’elle apporte. Avec l’huile, les couleurs sont plus réelles.
Watteau mais pas seulement
« Je travaille sur le même thème – Les croquis manquants – avec le même sous-titre – Fête solitaire. En effet, j’ai toujours eu un lien fort avec la nature et, à un moment donné, j’ai eu envie de peindre une fête, une Fête, dans la nature. J’ai vu Fêtes galantes peint par Watteau. Mais pour moi, c’est venu simplement. Sinon. Tout cela était orchestré autour de détails pouvant être liés à une fête. Et pourquoi pas, un drame. Le côté sensuel des situations est très important pour moi. Il y a un côté cinématographique, avec des fragments. En conséquence, nous ne sommes jamais sûrs de ce que nous voyons. D’où, face à mes tableaux, une compréhension différente pour moi et pour vous, pour tous les autres, pour chacun en particulier. D’autant que les mots et les images n’ont pas le même sens ! Cela pourrait même représenter des fragments d’une série télévisée, mais aussi des fragments de la peinture occidentale, que j’ai beaucoup étudiée. J’ai beaucoup marché dans les bois et dans ce que l’on croit être une forêt. Cela a eu un effet sur mon regard, sur ma perception des choses, sur ce qui, dans une forêt, est naturel ou non. Par exemple, une voiture, du verre brisé. Je peins une idée, mais aussi un climat. Je ne peins pas une fête romantique, mais une fête solitaire.
Tenez-le pour acquis : dans chaque installation de Robert Devriendt, chaque tableau est plus ou moins lié à celui qui le précède ou le suit, sans qu’aucune logique n’en soit le levain. Et parfois, un seul tableau joue seul la partition, on ne sait pourquoi : comme ce tableau représentant un aigle qui pleure. Dans sa peinture, il y a des rituels, très importants et pourtant si simples. Et un côté violent. Mais sachez ceci : les peintures de Devriendt sont des joyaux soigneusement raffinés, réalisés à l’extrême de sa force. De sa conscience. Avec, finalement, ce que l’on voit et, peut-être aussi, ce que l’on ne voit pas. Enfin, sachez que ce conteur d’histoires visuelles captivantes est également l’auteur de deux romans publiés en néerlandais.
Feuilles baroniennes, pas tout à fait
Albert Baronian semblait indestructible. Prêt à affronter tous les événements d’une vie qui, à mesure que l’on en prend conscience en vieillissant, n’est pas toujours une plaisanterie. Et voilà que, pour diverses raisons, il a décidé de mettre la clé sous le paillasson dès le 31 décembre prochain. »Après 51 ans de travail en galerie, il était peut-être temps de mettre un terme à une galerie qui vous sollicite à tout moment. Mais je resterai présent ici et là. Je travaillerai dans les commissariats si l’occasion se présente, sans être obligé d’être de garde, au quotidien. Ici par exemple, pour la Foire de Bruxelles à Anvers, la Belgian Gallery a proposé d’investir son stand dans le langage des fleurs et des choses silencieuses. Pourquoi pas ! De même, la Galerie Ceysson&Bénetière, à Walraff, Luxembourg, m’a demandé une Rétrospective d’Olivier Mosset. Pourquoi pas encore ! Et je suis déjà nominé pour le Prix de la Fédération des Galeries à Bâle. Je pars sereinement, sans regrets.
Rappelons cependant qu’en exposant l’Arte Povera (1960-1975) à Bruxelles (Paolini, Kounellis, Alighiero Boetti, Mario Merz Luciano Fabro, Alberto Burri, Gilberto Zorio), Albert Baronian a fait bouger les lignes, insufflé une nouvelle vie aux nouveaux horizons. nous et il s’y est tenu par la suite. Il s’est également concentré sur le support Surface. Ce n’est pas rien ! Baronian s’en va lui aussi, conscient que les temps changent trop vite, que le marché de l’art et l’argent ont pris le pas sur l’histoire de l’art ! “Après 68, quelque chose se passait et les collectionneurs achetaient par amour de l’art. Nous participions à une histoire ! Bien sûr, c’est très nostalgique, voire ringard, de parler ainsi, mais quand je vois comment notre société évolue, je préfère tourner la page.» On peut dire en conclusion heureuse qu’Albert Baronian méritait l’art. Et merci à lui.