« Didon construisant Carthage » de JMW Turner

Le plus beau créateur de mystère dans l’art « , disait le compositeur Debussy à propos de JMW Turner. C’est musicalement qu’il faut pouvoir parler de la peinture, afin de la laisser venir à nous à son rythme, sans rien forcer. C’est ce que savait admirablement Gilles Deleuze, philosophe du refrain et de la répétition, qui ne voulait surtout pas que le concept s’impose à l’image. » Ce que la philosophie attend de la peinture est quelque chose que seule la peinture peut lui donner. “, dit-il dans ses cours à l’Université de Vincennes au printemps 1981, publiés aux Éditions de Minuit sous le titre Sur le tableau. C’est ce livre qui nous a donné envie d’aller le voir, car il dit cette chose un peu mystérieuse que là où tout se dissout dans la couleur, il y a le tableau qui est une catastrophe. Mais quand on dit ça, on pense surtout au dernier Turner, celui des brumes et des éblouissements.

Alors pas si vite : revenons aujourd’hui en 1815, pour regarder un tableau, Didon construisant Carthage ou l’essor de l’empire carthaginoisune huile sur toile dont le sujet est tiré de laL’Enéide de Virgile et qui n’a pas encore renoncé à la composition néoclassique. Quelque chose s’élève, quelque chose d’autre s’effondre, disons que c’est le début de la fin. Voyons, avec nos deux invités : Pierre Quoiprofesseur d’histoire de l’art à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste du romantisme européen, qui a notamment signé Errances. Paysages entre nature et histoire (Hazan, 2017) et Turner le magnifique menteur (Hazan, 2010); et Anouchka Vasakmaître de conférences en littérature française, érudit du XVIIIe siècle, qui travaille sur l’histoire de la météorologie et de sa perception, et à qui l’on doit l’ouvrage 1797. Pour une histoire fulgurante (Anamosa, 2022).

type="image/webp"> type="image/webp">>>>>
« Didon construisant Carthage ou l’essor de l’empire carthaginois », JMW Turner, 1_&5, National Gallery, Londres
– Wikimedia Commons

Désapprendre la tradition classique : d’un tourneur à l’autre

Peint en 1815, Didon construisant Carthage est une table ” sur la crête « selon Pierre Wat. Nous sommes à l’apogée du premier Turner, c’est-à-dire celui qui est encore dans la composition néoclassique, comme en témoigne le schéma de perspective centrale de l’œuvre qui nous concerne. Néanmoins, ce grand tableau du premier Turner est aussi un tableau de transition vers sa seconde manière, celle où le mode de perception de l’ordre du diffus va prendre de plus en plus de matérialité, nous explique l’historien.

« Ce n’est pas quelqu’un qui oublie la tradition classique, il commence par l’ingérer puis la désapprendre de manière extrêmement méthodique. […] Turner est un peintre apocalyptique par certains côtés, mais la catastrophe est pour lui un chaos fertile. Il n’est pas du tout un artiste de la destruction, c’est un peintre du désapprentissage mais du retour à ce moment originel d’où un monde peut émerger. Il cherche à remettre les choses totalement en mouvement. » Pierre Wat

Didon construisant Carthage est un tableau en hommage à Claude Gellée, dit Le Lorrain, peintre français dont il a beaucoup vu les œuvres en Italie et en Angleterre. Le sujet lui-même est ce qu’on appelle « un port claudien ». On retrouve aussi l’influence de celui qu’il considérait comme son maître dans le manque de lisibilité des personnages principaux. Chez Claude Gellée, dit Le Lorrain, comme chez JMW Turner, l’histoire n’est pas donnée facilement.

type="image/webp"> type="image/webp">>>>>
“Seaport at Sunset”, Claude Gellée known as Le Lorrain, 1639, Louvre Museum
– Wikimedia Commons

Sans oser demander Écouter plus tard

En lisant écouter 58 minutes

Une méditation sur le temps et l’histoire

Didon construisant Carthage forme un diptyque avec Le déclin de l’empire carthaginoispeint deux ans plus tard, en 1817, nous rappelle Anouchka Vasak. JMW Turner avait en effet pour habitude de peindre ses tableaux en duo, avec d’abord l’apogée puis le déclin. « C’est un homme qui a une vraie philosophie de l’Histoire, il est obsédé par la question de l’Histoire et de la catastrophe. ” explique Pierre Wat. Comme en témoigne le poème Les illusions de l’espoir qu’il a écrit tout au long de sa vie, et dont le titre pourrait se traduire par « les désillusions de l’espoir ». Notons également que, obsédé par la question du temps, mais aussi de l’avenir, Turner lèguera l’intégralité de son œuvre à la nation britannique. Didon construisant Carthage c’est le premier héritage de sa vie à la nation.

type="image/webp"> type="image/webp">>>>>
« Le déclin de l’empire carthaginois », JMW Turner, 1817, Tate, Londres
– Wikimedia

La temporalité et l’Histoire s’incarnent également dans cette œuvre d’une toute autre manière. En effet, du 5 au 11 avril 1815 en Indonésie, le Tambora, un volcan javanais, entre en éruption. Il s’agit de l’événement volcanique le plus colossal jamais enregistré, produisant un bruit entendu jusqu’à Sumatra à 2 000 kilomètres de distance et une pluie de cendres qui se vaporisèrent dans la stratosphère, firent le tour du globe, avant de faire écran aux rayons du soleil. Un événement qui n’est pas étranger à l’œuvre qui nous intéresse, souligne l’historienne du climat Anouchka Vasak, puisque « Des peintures comme celle-ci, ou comme Chichester Canal de Turner, représentent des ciels vraiment typiques des conséquences de l’éruption du Tambora. « . Didon construisant Carthage est donc un produit du mauvais temps, comme le célèbre Frankenstein de Mary Shelley, que l’écrivain a écrit en 1816. Pour Pierre Wat, les deux ouvrages ont en commun la question du choc, cet effet produit par la terreur qui naît du récit vécu sur le mode de la catastrophe « .

Great Crossing : Frankenstein ! Bienvenue dans le monde des créatures artificielles Écouter plus tard

En lisant écouter 01h50

« Le Soleil est Dieu », ou comment peindre la cécité

Dans son travail 1797. Pour une histoire fulgurante (Anamosa, 2022), Anouchka Vasak explique que JMW Turner est l’un des inventeurs d’un mode de perception de l’ordre du diffus. Son travail participe d’une nouvelle manière de représenter le monde qui se développe à la fin du XVIIIe siècle et qui le montre sans contours, sans limites, sans frontières.

Pierre Wat estime que « Toute l’évolution de Turner jusqu’à la fin sera une manière d’intensifier cet effet lumineux de cécité et d’arriver à des œuvres de plus en plus limitées puisqu’elles placent le spectateur dans cette espèce de paradoxe : un tableau qu’on ne peut pas vraiment regarder. » Comment passer de la vision physique à la vision métaphysique à travers la cécité des sens humains ? Ce problème hante l’œuvre du peintre romantique et trouve son aboutissement dans le tableau Régulusque Turner a réalisé en deux étapes, 1828 et 1837. Une œuvre peinte du point de vue du consul romain Marcus Atilius Regulus, un homme dont les paupières ont été coupées, ce qui place à la fois Turner et le spectateur dans cette position de cécité.

type="image/webp"> type="image/webp">>>>>
« Regulus », Joseph Mallord William Turner, peint en 1828 et retravaillé en 1837
– Wikimedia Commons

Intéressé par la science, comme le raconte Anouchka Vasak, JMW Turner s’intéressait aux nouvelles théories de la lumière de son époque qui remettaient en cause celle de Newton, dite théorie corpusculaire, au profit de la découverte de la nature vibratoire de la lumière. Des problématiques que le peintre traduit picturalement, puisque son œuvre cherche à donner corps à la lumière, littéralement. Ce que nous voyons matériellement dans la peinture de Turner, c’est que dans son œuvre, ce qu’il y a de plus informe dans la nature et de plus matériel dans la peinture », souligne en ce sens Pierre Wat.

La peinture en feu ? Turner, Deleuze et les incendiaires de l’art : l’intervention de Mathieu Potte-Bonneville, membre du programme

Chaque semaine, à la fin du programme, un membre de notre académie invisible nous alerte sur un autre type d’image, liée ou non à celle que nous avons traversée, pour nous donner des nouvelles de notre manière d’être au monde.

À la fin de l’émission, Pierre Quoi Et Anouchka Vasak sont rejoints par Mathieu Potte-Bonnevillemembre de notre académie invisible, qui nous emmène dans les expériences des temps récents, et les œuvres auxquelles elles peuvent donner lieu…

Bibliographie:

  • Déambulations. Paysages entre nature et histoire, Pierre Wat, Hazan, 2017
  • Turner le magnifique menteurPierre Wat, Hazan, 2010
  • 1797. Pour une histoire fulgurante, Anouchka Vasak, Anamosa2022
  • Sur la peintureGilles Deleuze, edition prepared by David Lapoujade, Editions de Minuit, 2023

Le cours de l’histoire Écouter plus tard

En lisant écouter 58 minutes

Sons diffusés pendant le spectacle :

  • Musée générique et imaginaire de Pierre Boulez, 1972
  • FrankensteinORTF, 1974
  • Extrait de Didon et EnéeHenry Purcell, par Les Florissants
  • Extrait du cours de Gilles Deleuze, 31 mars 1981.
  • Oragepar Alexandre Delano.
  • Extrait du film Veste entièrement en métal de Stanley Kubrick, 1987
 
For Latest Updates Follow us on Google News
 

NEXT Street art : Atip’art relooke Macouria