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Des corps non réclamés, des morts qui ne comptent pas ?

Numéro de dossier : 2021-00981. Homme de 67 ans, vivant seul. Sympathique, serviable, mais solitaire, disent les voisins. La nourriture déposée devant sa porte est restée intacte.

Numéro de dossier : 2022-00259. Homme de 56 ans, arrivé seul du Salvador en 1987. Sans adresse fixe, il passait la nuit dans des refuges. Sa famille ? Injoignable, absent.

Un numéro. Un nom. Une histoire inachevée. Deux cas parmi des dizaines, voire des centaines de corps non réclamés au Québec. Chaque année, des noms sont effacés, des vies disparaissent sans cercueil orné, sans adieu. Des vies réduites à de simples identifiants. Ce sont des « morts invisibles », emportées par des réalités que l’on préfère taire : la précarité, la solitude, la maladie.

Cette semaine, nous avons appris le décès d’un homme de 55 ans retrouvé mort sur la place Simon-Valois, dans Hochelaga, dans le sud-est de Montréal. La police affirme que l’hypothermie pourrait être la cause du décès de l’homme, sans nommer la cause sociale : un manque criant de logements abordables, de soins adéquats et de soutien social. Ces décès, souvent qualifiés de « naturels », cachent en réalité des défaillances systémiques.

Les travaux de recherche que nous menons, en tant que sociologues et historiens, cherchent à donner corps à ces morts anonymes et invisibles. S’intéresser au traitement de ces morts, au-delà du corps comme objet à gérer, c’est s’interroger sur la valeur inégale que l’on accorde à certaines vies.

Un corps est dit non réclamé lorsqu’aucun proche n’en assume la responsabilité. L’État, par l’intermédiaire du ministère de la Santé et des Services sociaux ou du Bureau du coroner, prend alors le relais. Si aucun proche ne se manifeste dans les 72 heures suivant la perquisition, l’individu devient une statistique administrative. De 2006 à 2015, le nombre de corps non réclamés a doublé au Québec. Aujourd’hui, la province détient le triste record canadien, dépassant l’Ontario. Malgré cela, il n’existe aucun registre public précis. La recherche de ces personnes disparues s’enlise dans des procédures bureaucratiques, et les chiffres, rassemblés au coup par coup, restent fragmentaires.

Des vies marquées par la pauvreté et l’isolement

Le phénomène des corps non réclamés révèle une autre réalité sociale importante : même dans la mort, les inégalités sociales persistent. À Montréal par exemple, ce sont les quartiers particulièrement pauvres qui concentrent la majorité des cas. Parmi ces morts invisibles, 85 % sont des hommes, majoritairement âgés de 50 à 69 ans. Il s’agit souvent de sans-abri, de personnes âgées précaires, malades, mortes dans des logements insalubres ou dans la rue, victimes d’hypothermie, d’overdoses ou de maladies chroniques.

Dans le passé, les morgues exposaient les cadavres publiquement, dans l’espoir de les identifier. Aujourd’hui, à Montréal, une équipe spéciale du Service de police de la Ville de Montréal tente d’améliorer la recherche pour identifier les proches. Mais ces efforts, bien qu’essentiels, ne résolvent pas le problème de fond. Si ces individus sont morts seuls, c’est qu’ils étaient déjà, en quelque sorte, invisibles de leur vivant.

Selon nos recherches, les familles qui choisissent de ne pas réclamer un proche le font souvent par manque de moyens. Le coût des funérailles, d’un minimum de 2 500 $ au Québec, est insurmontable pour plusieurs. « Des proches souhaitent parfois proposer un enterrement digne, mais ils n’en ont pas les moyens », nous expliquent les coroners et policiers impliqués dans ces dossiers.

Pour d’autres, l’impossibilité de réclamation résulte de la rupture des liens. L’isolement, qu’il soit lié à des conflits familiaux, à des problèmes de santé mentale ou à une exclusion sociale progressive, condamne ces personnes à mourir seules. A cela s’ajoutent les difficultés pour les familles situées à l’étranger de rapatrier un corps, une charge financière qui s’avère insurmontable.

Le coût humain de l’échec des politiques sociales

Si les corps non réclamés sont une réalité discrète, ils reflètent l’échec des politiques sociales à endiguer la pauvreté sociale. La mort s’installe insidieusement, exacerbée par l’absence de soutien aux moments critiques : hospitalisation sans suivi, perte de logement, perte d’emploi non retrouvée.

Les décès qui en résultent ne sont pas seulement des tragédies individuelles, mais aussi les symptômes d’un système qui laisse ses citoyens les plus vulnérables passer entre les mailles du filet. L’absence de données publiques systématiquement collectées sur ce phénomène aggrave l’abandon.

La mort tragique de cet homme anonyme de 55 ans, survenu à la place Simon-Valois, rappelle que la précarité ne s’arrête pas à la mort. Il ne s’agit pas de simples statistiques, mais d’histoires de vies brisées, peu à peu effacées par l’indifférence. En mettant en lumière ces réalités, il devient impossible d’ignorer que la lutte contre la pauvreté, l’exclusion et le sans-abrisme est plus que jamais une question de justice sociale.

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